En courant elle sent la main de sa
mère qui conduit doucement son épaule, son regard qui
lui suggère la bonne posture, la bonne vitesse, le geste juste, ces
images, ces sons, ces odeurs même, ces perceptions que sa mère
savait lui faire sentir et méditer, dans lesquelles elle lui
apprenait à se couler et à agir, la morsure délicate d'une racine
au pied bien incliné, la caresse d'une branche frôlée, l'ivresse
calme de la chute prévue, tout est là qui accompagne sa course,
cette danse qu'elle a si souvent répétée sans jamais vraiment
réaliser qu'elle était celle d'une fuite définitive.
Elle court encore longtemps une fois
la rivière traversée, mais de moins en moins vite, de plus en plus
prudemment. La peur pourtant s'efface à mesure que
l'ombre des arbres s'épaissit, et que s'éloigne la vraie menace.
La forêt est de plus en plus noire,
profonde et rassurante, les hommes en armes sont de plus en plus
loin, tournant avec leurs chiens après une proie maintenant
inatteignable. La forêt leur est menace, ils ne s'y aventureront
qu'avec de quoi couper, tuer, arracher, exorciser tout ce qui les
cerne.
Elle s'arrête enfin au pied du grand arbre, reste un moment encore en alerte, puis, recroquevillée autour du sommeil qui
doucement envahit son souffle et les battements de son cœur, elle
s'endort où la peur les attend.
Ce qui arrive était prévu, elle
était préparée.
Ils ne l'attraperont pas, il n'en
sont pas capables.
Sa mère savait que cela pouvait
arriver, qu'ils pouvaient très vite se retourner contre ce avec
quoi ils vivaient tranquillement jusqu'à présent, au moindre vent
mauvais. Croire qu'en éliminant ce qu'ils imaginaient être la cause
de leurs souffrances, ils éliminerait cette souffrance. Que s'il y
avait douleur, il y avait faute, et fautif. Et que leur position
ambiguë, marginale, à la fois dehors et
dedans, faisait d'elles des coupables faciles à fabriquer et à
détruire.